4
Non-axiomes.
L’esprit d’un enfant, faute d’un cortex développé, est virtuellement incapable de discrimination. L’enfant, inévitablement, fait maintes erreurs dans l’évaluation du monde. Beaucoup de ces jugements faux de fait sont intégrés par le système nerveux sur le plan du « non conscient » et peuvent perdurer jusqu’à l’âge adulte. Par suite, il peut se trouver qu’un adulte, mâle ou femelle, réagisse de façon infantile.
La roue étincelait en tournant. Gosseyn, étendu dans la charrette, la regardait paresseusement. Son regard quitta enfin le cercle de métal brillant et se fixa sur l’horizon proche où s’étendaient les bâtiments. Une vaste construction qui s’arrondissait à partir du sol comme une immense balle dont seule une faible portion se fût trouvée visible.
Gosseyn laissa l’image s’inscrire dans son conscient et, tout d’abord, il ne se sentit ni troublé ni concerné. Il se trouva en train de faire une comparaison entre ce qu’il avait devant les yeux et la chambre d’hôtel où il s’entretenait avec Janasen.
À ce moment, il pensa : « Je suis Ashargin. »
C’était une idée non verbale, une prise de conscience automatique de soi-même, une simple identification émanée des organes et des glandes de son corps et prise pour argent comptant par son système nerveux. Pas tout à fait, pourtant. Gilbert Gosseyn rejetait cette identification avec une stupéfaction qui aboutit à un frisson d’alarme et un sentiment de confusion.
Une brise d’été balaya son visage. Il y avait d’autres édifices près du grand bâtiment, des communs éparpillés çà et là dans un réseau d’arbres. Les arbres paraissaient une sorte de barrière. Au-delà des arbres, toile de fond d’une splendeur inégalée, s’élevait une montagne majestueuse, capuchonnée de neige.
— Ashargin !
Gosseyn bondit au moment où cet appel retentit à moins de trente centimètres de son oreille. Il fit demi-tour, mais en cette action, il entrevit ses doigts. Ceci l’immobilisa. Il oublia l’homme, il oublia même de regarder l’homme. Foudroyé, il examina ses mains. Elles étaient fines, délicates, différentes de celles, plus fortes, plus dures, plus grandes, de Gilbert Gosseyn. Il regarda son corps. C’était celui d’un adolescent mince.
Brusquement, il perçut la différence interne, une sensation de faiblesse, un flux vital moindre, une confusion d’autres pensées. Non, pas de pensées. De sentiments. Exprimés par des organes contrôlés jadis par un esprit différent.
Son esprit propre recula, désemparé, et encore une fois, sur un plan non verbal, surgit ce renseignement fantastique : « Je suis Ashargin. »
Pas Gosseyn ? Sa raison chancela, car il se rappelait ce qu’avait écrit le Disciple sur la carte. « Vous êtes actuellement… pris au piège le plus complexe… jamais imaginé… » La sensation de désastre qui surgit ne ressemblait à rien qu’il ait jamais éprouvé.
— Ashargin, espèce de fainéant bon à rien, descends et va arranger le harnais de ce dru.
Il jaillit de la carriole en un éclair. De ses doigts impatients, il assujettit la courroie détendue au collier de la bête massive, semblable à un bœuf. Tout ça avant de pouvoir penser. Ce travail fait, il regrimpa dans la charrette. Le conducteur, un prêtre en tenue de travail, fit claquer son fouet. La voiture oscilla et, au même moment, tourna dans la cour.
Gosseyn luttait pour comprendre l’obéissance servile qui l’avait envoyé s’activer comme un automate. C’était difficile de penser. Tant de confusion ! Mais en fin de compte naquit une certaine compréhension.
Ce corps était précédemment sous le contrôle d’un autre esprit. L’esprit d’Ashargin. Un esprit non intégré. Dominé par des craintes, par des émotions incontrôlables, incrustées dans le système nerveux et les muscles du corps. Le côté mortel de cette domination, c’est que la chair vivante d’Ashargin réagirait à tout ce déséquilibre interne sur un plan non conscient. Même Gilbert Gosseyn, au courant du vrai et du faux, n’aurait qu’une influence minime sur ces violentes impulsions physiques – jusqu’à ce qu’il réussisse à mener le corps d’Ashargin au niveau de santé mentale cortico-thalamique Ā.
Jusqu’à ce qu’il réussisse. « Est-ce donc cela ? se demanda Gilbert Gosseyn à lui-même. Est-ce pour cela que je suis ici ? Pour éduquer ce corps ? »
Plus rapide que ses propres impulsions, un flux de « pensée » organique parcourut son cerveau – les souvenirs de l’autre conscience. Ashargin. Ashargin. L’héritier. L’immense signification lui parvint lentement, vaguement, à peine esquissée, car il était arrivé tant de choses ! À quatorze ans, lui, Ashargin, avait vu l’école qu’il fréquentait envahie par les forces d’Enro. En ce jour d’inquiétude, il attendait la mort de la main des hommes de l’usurpateur. Mais au lieu de le tuer, ils l’emmenaient sur la planète natale d’Enro, Gorgzid, et le confiaient aux soins des prêtres du Dieu Endormi.
Là, il travaillait aux champs, il avait faim. On le nourrissait le matin comme un animal. Chaque nuit, il dormait dans un malaise frissonnant, impatient du matin qui lui apporterait son seul repas du jour. Il n’oubliait pas qu’il était Ashargin l’héritier, mais on soulignait que les vieilles familles régnantes avaient tendance à l’amincissement, à l’affaiblissement, à la décadence. Dans de telles périodes, les plus grands empires tombaient d’ordinaire entre les mains de maîtres gaillards comme Enro le Rouge.
La charrette contourna un bouquet d’arbres qui habillait une partie centrale des jardins, et brusquement ils furent en vue d’un bus aérien. Plusieurs hommes en uniformes noirs de prêtres et un individu somptueusement vêtu, debout dans l’herbe à côté de l’avion, attendaient la charrette.
Le prêtre travailleur se pencha, agité, et poussa Ashargin, du bout émoussé de son fouet, en un geste impatiemment brutal. Il dit en hâte :
— Prosterne-toi. C’est Yeladji lui-même, le gardien de la crypte du Dieu Endormi.
Gosseyn sentit une violente impulsion. Il se retourna et s’aplatit au fond de la carriole. Il attendait là, étonné, et se rendit compte peu à peu que les muscles d’Ashargin avaient répondu au commandement avec une rapidité automatique. Le choc résultant durait encore lorsqu’une voix forte et sonore annonça :
— Koorn, faites monter le prince Ashargin dans l’avion et considérez-vous comme relevé. Le prince ne retournera pas au camp de travail.
Une fois de plus, l’obéissance d’Ashargin fut totale. Son entendement se brouilla. Ses membres s’agitèrent impulsivement. Gosseyn se souvint qu’il s’effondrait dans un fauteuil. Et l’engin se mit en mouvement.
Ce fut aussi rapide que cela.
Où l’emmenait-on ? Première pensée qui lui vint lorsqu’il put de nouveau réfléchir. Graduellement, le fait d’être assis détendit les muscles contractés d’Ashargin. Gosseyn fit la pause cortico-thalamique Ā et sentit « son » corps se détendre encore plus. Ses yeux accommodèrent et il vit que l’avion déjà haut montait vers le pic neigeux, au-delà du temple du Dieu Endormi.
À ce mot, son esprit s’arrêta comme un oiseau touché en plein vol. Dieu Endormi ? Il avait un souvenir vague d’autres « faits » entendus par Ashargin. Apparemment, le Dieu Endormi reposait dans un coffre translucide, dans la salle intérieure du dôme. Seuls les prêtres avaient jamais eu le droit de regarder le corps dans le coffre, et ceci uniquement pendant l’initiation, une fois seulement dans la vie de chacun.
Les souvenirs d’Ashargin s’arrêtaient là mais Gosseyn avait ce qu’il lui fallait. Variante typique d’une religion païenne. La Terre en avait connu de nombreuses, et les détails importaient peu. Son esprit bondit à la rencontre de la réalité, beaucoup plus essentielle, de sa situation.
Visiblement, il s’agissait là d’un tournant dans la carrière d’Ashargin. Gosseyn regarda autour de lui avec une conscience grandissante des possibilités de tout cela. Trois prêtres en uniforme noir, l’un d’eux aux commandes, et Yeladji. Le gardien de la crypte était un homme grassouillet. Ses vêtements, si surprenants dès l’abord, n’étaient, à les regarder de plus près, qu’un uniforme noir sur lequel était drapée une cape d’or et d’argent.
Son examen prit fin. Yeladji, prêtre n° 2 dans la hiérarchie de Gorgzid, ne le cédait qu’à Secoh, maître religieux de la planète natale d’Enro. Mais son rang ni son rôle en l’occurrence ne signifiaient rien pour Gilbert Gosseyn. Il semblait un personnage définitivement mineur dans les affaires galactiques.
Gosseyn regarda par la fenêtre : toujours les montagnes. Dans son geste, il se rendit compte pour la première fois qu’il portait des vêtements anormaux pour Ashargin, le garçon de ferme : une grande tenue d’officier du Plus Grand Empire – pantalon à galon d’or, veste collante à revers de joaillerie – réservée exclusivement aux plus hauts dignitaires de l’état-major général, une tenue comme Ashargin n’en avait jamais vu depuis l’âge de quatorze ans, et cela faisait onze ans écoulés.
Général ! L’importance de son rang surprit Gosseyn. Ses pensées s’éclaircirent, s’aiguisèrent. Il devait y avoir un motif très important pour que le Disciple l’eût amené ici en ce point décisif de la carrière d’Ashargin l’héritier – mais sans son cerveau second, et désemparé dans un corps contrôlé par un système nerveux non intégré.
S’il s’agissait d’un état temporaire, c’était une occasion magnifique d’observer un aspect de la vie galactique telle qu’elle aurait pu ne jamais surgir normalement. Si, d’autre part, son évasion de ce « piège » dépendait de ses efforts personnels, son rôle devenait encore plus clair : cultiver Ashargin. L’entraîner à toute vitesse selon des méthodes Ā. De cette façon seule, il pourrait jamais espérer dominer cette situation unique – se trouver en possession d’un corps qui n’était pas le sien.
Gosseyn poussa un profond soupir. Il se sentait étonnamment mieux. Il avait pris sa décision. Avec détermination, et avec une connaissance suffisante des limites de sa position. Le temps, les événements pouvaient ajouter d’autres aspects à son dessein, mais aussi longtemps qu’il était « emprisonné » dans le système nerveux d’Ashargin, l’entraînement devait passer au premier plan. Ça ne devait pas être si dur…
La façon passive dont Ashargin acceptait le voyage lui joua un tour. Il se pencha dans le passage vers Yeladji.
— Très noble seigneur gardien, où m’emmène-t-on ?
Le grand prêtre en second se retourna, surpris.
— Eh bien, chez Enro. Où serait-ce ? dit-il. Gosseyn avait eu l’intention d’observer durant tout le voyage, mais il n’en eut pas la possibilité. Le corps d’Ashargin parut se fondre en une gelée sans forme. Sa vision se brouilla dans l’aveuglement de la terreur.
L’impact de l’avion à l’atterrissage le secoua pour le ramener à un semblant d’état normal. Les jambes tremblantes, il s’extirpa de l’avion et vit que l’on avait atterri sur le toit d’un édifice.
Curieux, il regarda autour de lui. Il paraissait important de conserver une image de son cadre. Il se rendit compte qu’il ne lui restait aucune chance. Le bord le plus proche du toit était encore trop loin. Réticent, il laissa les trois jeunes prêtres le conduire vers un escalier descendant. Il entrevit une montagne, loin sur sa gauche – à soixante, soixante-dix kilomètres. Était-ce la montagne par-delà laquelle s’élevait le Temple ? Sans doute, car il n’apercevait nulle part d’autre élévation correspondante.
Il descendit trois étages avec son escorte, et suivit un couloir clair. On s’arrêta devant une porte somptueuse. Les prêtres de rang inférieur reculèrent. Yeladji s’avança lentement, ses yeux bleus étincelaient.
— Vous entrerez seul, Ashargin, dit-il. Vos devoirs sont simples. Chaque matin, à cette heure exactement – 8 heures, heure de la ville de Gorgzid – vous vous présenterez à cette porte et vous entrerez sans frapper.
Il hésita, parut peser la suite de son discours, et reprit, d’un ton précis :
— En aucun cas vous ne devrez tenir compte de ce que fait Son Excellence lorsque vous entrez, et ceci même s’il se trouve une dame dans la pièce. À de tels incidents vous ne prêterez littéralement aucune attention. Une fois entré, vous devez vous placer entièrement à sa disposition. Ceci ne signifie pas que l’on vous demandera nécessairement d’exécuter un travail ancillaire, mais si l’honneur de rendre un service personnel à Son Excellence vous est offert, vous l’accomplirez immédiatement.
Le ton de commandement s’effaça. Il grimaça péniblement, puis eut un gracieux sourire. C’était un acte de condescendance seigneuriale entremêlé de légère inquiétude, comme si tout ce qui arrivait se trouvait inattendu. On sentait même que le gardien de la crypte regrettait certaines des mesures disciplinaires qu’il avait dû prendre autrefois à l’égard d’Ashargin. Il dit :
— Si je comprends bien, Ashargin, vous et moi nous nous séparons maintenant. Vous avez été élevé dans le strict respect dû à votre rang et au grand rôle qui vous est maintenant dévolu. Il fait partie de notre dogme que le premier devoir de l’homme à l’égard du Dieu Endormi est d’apprendre l’humilité. Par moments, vous avez pu vous demander si, peut-être, votre fardeau n’était pas trop lourd, mais vous pouvez maintenant vous rendre compte que tout ceci était dans votre intérêt. À titre de dernière recommandation, je vous prie de vous rappeler une chose : de tout temps les princes récents comme Enro ont eu l’habitude d’exterminer les maisons royales rivales, parents, enfants et alliés. Vous êtes encore vivant. Cela seul devrait vous rendre reconnaissant envers le grand homme qui gouverne le plus vaste empire du temps et de l’espace.
De nouveau, un arrêt. Gosseyn eut le temps de se demander pourquoi Enro avait laissé vivre Ashargin ; le temps de se rendre compte que ce prêtre cynique était bel et bien en train de tenter d’éveiller en lui la gratitude ; puis l’autre conclut :
— C’est tout ! Et maintenant, entrez.
C’était un ordre, et Ashargin obéit de la façon abjecte à laquelle Gosseyn ne pouvait résister. Sa main se tendit. Ses doigts saisirent la poignée, la tournèrent, et poussèrent la porte. Il franchit le seuil.
La porte se referma derrière lui…
*
Sur la planète d’un soleil lointain, une ombre, s’épaissit au milieu d’une pièce grise. Elle finit par flotter au-dessus du sol. Il y avait, dans cette chambre étroite, deux autres personnes conscientes séparées l’une de l’autre et séparées du Disciple par de minces grilles de métal, mais l’ombre ne leur accorda aucune attention. Elle glissa jusqu’à un bat-flanc sur lequel reposait le corps inerte de Gosseyn.
Elle se pencha, parut prêter l’oreille. Elle se redressa enfin.
— Il vit ! dit le Disciple à haute voix.
Il paraissait déconcerté, comme s’il arrivait quelque chose qui ne s’accordait pas avec le déroulement de ses propres plans. Il se tourna à demi pour faire face à la femme à travers les barreaux qui les séparaient – si tant est qu’une chose sans visage puisse faire face à quoi que ce soit. Il demanda :
— Il est arrivé au temps prédit ?
La femme haussa les épaules, et, morose, acquiesça.
— Il a été dans cet état, depuis ?
Sa voix sonore était insistante.
Cette fois, la femme ne répondit pas directement.
— Ainsi le grand Disciple s’est heurté à quelqu’un qui n’est pas malléable ? dit-elle.
La substance d’ombre trembla, comme pour secouer ces mots. Sa réponse mit longtemps à venir.
— C’est un univers étrange, dit enfin le Disciple. Çà et là, sur les myriades de planètes, se trouvent des individus qui, comme moi, possèdent une faculté unique les élevant au-dessus de la norme. Il y a Enro – et maintenant Gosseyn.
Il s’arrêta, puis dit doucement comme s’il pensait à voix haute :
— Je pourrais le tuer à l’instant même en lui cognant sur la tête, en le poignardant, ou d’une douzaine d’autres façons. Et cependant…
— Pourquoi ne le faites-vous pas ?
Le ton de la femme le défiait.
Il hésita.
— Parce que… Je n’en sais pas assez. Sa voix se fit froide et déterminée.
— En outre, je ne tue pas des gens que je ne puis être capable de contrôler. Je reviendrai.
Il commença à s’estomper. Maintenant, il avait disparu de l’affreux local de ciment où une femme et deux hommes se trouvaient, emprisonnés dans des cellules séparées l’une de l’autre par un mince et fantastique filet de métal.
*
Gosseyn-Ashargin constata qu’il venait d’entrer dans une vaste salle. À première vue, elle paraissait remplie de machines ; pour Ashargin, dont l’éducation s’était interrompue à quatorze ans, il n’y avait là que confusion. Gosseyn reconnut des mappemondes mécaniques et des vidéoplaques sur les murs, et, presque partout où il posait ses yeux, des tableaux de distorseurs. Il vit plusieurs instruments entièrement nouveaux, mais possédait une compréhension scientifique si aiguë que la façon même dont le tout s’imbriquait lui donna une idée de leur utilisation.
Il se trouvait dans une salle de contrôle militaire. De là, Enro dirigeait, pour autant qu’un seul homme le pût, les forces inconcevablement vastes du Plus Grand Empire. Les vidéoplaques lui servaient d’yeux. Les lumières qui clignotaient sur les cartes pouvaient théoriquement lui fournir une image complète de n’importe quelle bataille. Et l’importance de l’équipement en distorseurs indiquait qu’il tenait à garder un contrôle serré de son empire sans bornes. Peut-être possédait-il même un réseau de transport au moyen duquel il était à même de se rendre, instantanément presque, en chaque point de son empire ?
Sauf les appareils, la grande salle était vide, et sans gardes.
Une grande fenêtre s’ouvrait dans un angle, Gosseyn y courut. Un moment plus tard, il contemplait la ville de Gorgzid, à ses pieds.
La capitale du Plus Grand Empire brillait devant lui aux rayons de son soleil bleu clair. Gosseyn se souvint avec la mémoire d’Ashargin que l’ancienne capitale, Nirène, avait été rasée par les bombes atomiques et que l’entière superficie que recouvrait autrefois une ville de trente millions d’individus n’était plus qu’un désert radioactif.
Ce souvenir troubla Gosseyn. Ashargin, qui n’avait pas assisté aux scènes de destruction de ce jour de cauchemar, restait indifférent comme sont indifférents et inconscients les gens incapables d’imaginer un désastre qu’ils n’ont pas vu. Mais Gosseyn se raidit au souvenir d’un des nombreux crimes d’Enro. Le danger mortel, c’est que cet individu venait de plonger la civilisation galactique dans une guerre dont l’ampleur dépassait déjà l’imagination. Si Enro pouvait être assassiné…
Son cœur cafouilla. Ses genoux se mirent à trembler. Déglutissant, Gosseyn fit la pause Ā et interrompit la réaction de terreur d’Ashargin à la dure détermination formée en un éclair dans l’esprit de Gosseyn.
Mais la décision persistait. Il se présentait là une opportunité trop importante pour que quiconque pût s’y opposer. Ce cœur faible d’adolescent devait être persuadé, devait être séduit, devait être convaincu de faire ce suprême effort. C’était possible. On peut fouetter le système nerveux humain jusqu’à lui faire accepter l’action extatique et le sacrifice sans limites.
Il faudrait faire attention. Au moment de la consommation du meurtre, il y aurait danger mortel ; et le problème du retour de Gosseyn à son propre corps pourrait se poser.
Cependant, il restait là, l’œil froncé, les lèvres serrées, plein de décision. Et il perçut la différence à l’intérieur du corps d’Ashargin, la force qui s’amassait à mesure que ce mode de pensée totalement étranger transformait le métabolisme même des glandes et des organes. Il ne doutait nullement de ce qui arrivait. Un esprit fort se trouvait en possession d’un corps frêle. Pas suffisant, naturellement. Pas en soi-même. Une éducation musculaire, une coordination nerveuse non-A s’imposaient encore. Mais le premier pas était fait. Il avait pris une décision irrévocable :
Tuer Enro…
Il contempla la ville de Gorgzid avec un intérêt réel. Il la saisit comme une cité de collines-jardins. Une cité prévue pour loger un gouvernement. Même les gratte-ciel étaient recouverts de mousse et de « lierre » grimpant – ça ressemblait à du lierre – et les fondations comportaient des tours démodées et des rampes étranges qui paraissaient s’entrecroiser. Des quatorze millions d’habitants de la ville, les quatre cinquièmes occupaient des positions clefs dans des bureaux en liaison directe avec les bureaux de « travail » d’autres planètes. Environ cinq cent mille habitants – Ashargin n’avait jamais su le chiffre exact –, des otages, vivaient une vie lugubre dans des faubourgs luxuriants et éloignés. Une vie lugubre parce qu’ils considéraient Gorgzid comme une ville provinciale et se sentaient insultés. Gosseyn apercevait certaines de leurs maisons, de splendides demeures nichées dans des arbres et du feuillage toujours vert, des maisons qui occupaient des collines entières, rampaient jusqu’aux vallées et se perdaient dans les lointains brumeux.
Gosseyn se détourna lentement du paysage. Depuis plus d’une minute, des sons étranges lui parvenaient de la porte opposée. Il se dirigea de ce côté, conscient d’avoir tardé plus qu’il ne fallait pour un premier matin. La porte était fermée, mais il l’ouvrit avec décision et franchit le seuil.
Aussitôt, le bruit lui emplit les oreilles.